Ces imbéciles ont publié

Ces imbéciles ont publié mon annonce dans la rubrique « Travail à domicile ». Domicile, bien sûr, mais celui des autres, pas le mien. J’ai cru que cela contribuerait à tout brouiller, donc à tout faire rater. Or, voilà qu’à ma surprise une première lettre vient d’arriver à l’agence. C’est une brave femme à l’écriture maladroite qui dit que son fils, âgé de quatorze ans, est handicapé, qu’elle le garde à la maison et s’occupe de lui aussi bien qu’elle peut, mais qu’il aurait sûrement besoin de contacts extérieurs : elle a pensé que peut-être…

Grande hésitation de ma part, je dois le dire. Je me décide enfin et je vais voir cette dame. Elle est très avenante, très « maman » attentive et éplorée. Au bout de quelques instants, je comprends d’ailleurs qu’elle est réellement malheureuse et réellement dévouée à son enfant. Ce qui n’empêche pas un certain bon sens pratique : elle me demande très vite mon tarif. C’est un point auquel je n’ai pas pensé et je m’en fais intérieurement reproche. Quand on propose ses services par annonce, on prévoit un tarif. Complètement oublié. Inconsciente. Incorrigible. Mais quel tarif, justement ? Là encore, j’aurais dû demander conseil à Roland Sora, il a certainement donné des leçons particulières dans sa jeunesse. Si je ne réponds rien à la dame, cela ne fera pas sérieux. Je réponds que mes tarifs sont à l’étude, que je les lui communiquerai bientôt par écrit, sous la forme d’une petite brochure où sont exposés mes programmes, mes méthodes et mes barèmes. Elle a l’air ravie. Le culot a payé. Elle rapproche sa chaise de la mienne dans la cuisine où elle me reçoit et entreprend de me renseigner sur le cas, difficile dit-elle, de son fils. Elle a des cheveux tout frisottés qui sentent le bigoudi, une haleine que le dentifrice n’arrive pas vraiment à parfumer, un tablier propret. Elle me dit tout à trac que je suis charmante, que je lui fais la meilleure impression, que je suis certainement la personne (la personne !) la plus désignée pour apporter une aide à Éric. Comme pour marquer cette sympathie qu’elle ressent à mon égard, elle rapproche encore sa chaise d’un cran. Cette attitude est d’autant plus curieuse que, dans les tout premiers instants, son amabilité m’avait paru ne pas exclure une certaine méfiance. C’est tombé d’un seul coup. Maintenant, c’est le cœur qui se débonde. Et la bouche parle. Les lèvres, un peu molles, remuent très vite. L’haleine pousse des pointes acidulées. Femme émouvante, la quarantaine un peu laiteuse. Elle m’explique qu’Éric est atteint de paraplégie spasmodique et qu’il est rivé à une chaise roulante. Son mal est grave, mais guérissable, ajoute-t-elle. En tout cas, il n’affecte en aucune manière l’intelligence de l’enfant qui est très doué, très ouvert. Il va trois fois par semaine dans un établissement où il reçoit des soins spécialisés en même temps qu’une formation générale. Mais, naturellement, quand il est à la maison, il est seul, il s’ennuie. Il n’a pas de camarades. Le père est très pris par son travail à la S.N.C.F. et ne peut guère s’occuper de lui. Elle fait pour sa part ce qu’elle peut. Mais une mère, vous savez ce que c’est… une femme trop encombrante par nature, trop envahissante… surtout pour un enfant dans cet état… je vois bien que certains jours je l’impatiente… il est si nerveux… alors, j’ai pensé qu’une personne différente… des lectures, de la distraction… Mais peut-être ne vous adressez-vous qu’aux adultes ?

Je prends le temps de la réflexion (réellement paniquée in petto par cette situation inattendue, mais décidée à ne pas le montrer), puis lui réponds : Non, à n’importe qui. Son visage s’éclaire, elle paraît soulagée. Mais presque aussitôt, un accent circonflexe se forme entre ses sourcils. Il y a un problème, dit-elle, c’est que mon mari et moi n’avons pas de gros moyens, c’est un modeste fonctionnaire… peut-être la Sécurité sociale prendrait-elle en charge vos services ? Je sens qu’elle va encore parler tarifs et m’empresse de la couper : Ça m’étonnerait beaucoup, je ne suis ni infirmière, ni psychothérapeute, ni quoi que ce soit de ce genre, mais lectrice, simplement, sans qualification, sans diplôme, sans rien, vous avez bien compris le sens de mon annonce ? Elle se lève d’un bond de sa chaise, joint les mains comme si elle allait prier, lève des yeux extasiés au plafond : Lectrice ! Quel bonheur ! Lui qui aime tant la lecture… la littérature… qui est si fin, si artiste… Madame, vous êtes exactement celle qu’il nous fallait !

Elle commence à m’exaspérer un peu. Et j’ai de plus en plus l’impression de m’être fourrée dans un pot de glu. Forcément. Qui voudrait d’une lectrice à domicile aujourd’hui, sinon des excités, des anormaux et des malades ? Pour en finir, je demande, très directement : Puis-je le voir ? Je n’ai pas dû mesurer la portée de mes paroles. Elle se met à trembler de tous ses membres, en répétant : Le voir ? Je sens que j’ai fait une erreur et me suis découverte pour ce que j’assurais à l’instant ne pas être : une quelconque soignante. J’ai prononcé une phrase de médecin. Faux pas stratégique évident. J’aurais dû attendre qu’elle prenne elle-même l’initiative de me conduire auprès d’Éric. Ce qui nécessitait du temps, des précautions. Au lieu de quoi, j’ai bêtement brusqué les choses. Je ne suis bonne ni pour ce travail ni pour un autre. Je ne suis bonne à rien. Je n’entends rien aux relations humaines. J’ai envie de partir, de fuir tout d’un coup. De la planter là, elle et son malheureux gosse. Que vais-je voir de toute façon ? Un mongolien ? Un triste paralytique ? Une grosse figure ballottante ? Une pauvre tête sourde à laquelle il faudra que je raconte des histoires ? Le bonhomme de l’agence avait raison. Des ennuis. La merde. Voilà ce qui m’attend. Je ne changerai jamais.

Elle s’est très vite ressaisie. Et, avant même que j’aie eu le temps de voir son geste, elle a ouvert une porte au fond de la cuisine. Elle me fait entrer dans la pièce voisine. Trois pas, et je suis devant Éric. Il n’a pu qu’entendre notre conversation à travers la cloison. Il doit être ulcéré, ou agressif. Ou alors il est vraiment totalement sourd. Je ferme les yeux un dixième de seconde avant de le regarder, puis les ouvre. Je vois une bonne figure souriante. Avec une assurance étonnante dans les yeux. Étonnante du moins de la part d’un infirme. Il a d’ailleurs tout à fait l’air adulte. Au point que je me demande une seconde s’il ne s’agirait pas d’un cas de simulation. Il est là, dans son fauteuil chromé, habillé d’une sorte de survêtement de sport qui ne laisse rien deviner de ses jambes ni du reste de son corps, mais le buste droit, l’apparence plutôt robuste. Nullement rétréci ni recroquevillé sur lui-même. Voilà la dame, dit sa mère en me présentant. Son visage un peu cendré devient alors tout rose et son sourire s’accentue gauchement, de telle sorte que je vois apparaître vraiment un enfant dans cette physionomie qui m’avait d’abord paru celle d’un homme.

En un sens, je suis plutôt rassurée. Je lui dis : Éric, on va certainement pouvoir s’entendre, est-ce que je peux te tutoyer ? Il fait oui de la tête, comme pétrifié, incapable de laisser sortir un son de sa gorge. Mais oui, dit la mère, vous pouvez. Je prends mon temps, fais quelques pas dans la pièce, reviens vers le fauteuil. Je demande : Tu aimes la lecture ? Signes affirmatifs de la tête. Tu aimerais entendre des histoires ? Mêmes signes. Pour te distraire ou pour t’instruire ? La mère intervient promptement : Oh, pour s’instruire, bien sûr, pour s’instruire… Alors, tout d’un coup, Éric parle, nettement, fermement : Non, pour me distraire, dit-il. Bref silence. As-tu des auteurs préférés ? Non, madame, vous choisirez vous-même, dit Éric. Nous vous faisons confiance, dit la mère.

En sortant, je n’évite pas d’être coincée encore un long moment dans la cuisine. Elle me raconte tout, les origines du mal, les espérances de guérison, les grandes qualités et les petits défauts d’Éric, elle, son époux, la cruauté du sort. Je sens monter la reconnaissance, à gros bouillons, dans sa bouche, dans ses yeux qui se mouillent. On dirait qu’elle attend le salut de moi. Je dois boire un café tiède. Et croquer un biscuit. Je promets de revenir dès le surlendemain, pour la première séance.